Dans la forêt.

Hieran arriva dans la forêt de Talith Laederon quelques jours après son entrevue avec Sthenn. Pendant ces quelques jours, il avait eu l’occasion de réfléchir à ce que le dragon lui avait dit. Il était même allé jusqu’au lieu de son ancienne demeure dont nulle trace ne subsiste aujourd’hui. Il était resté longtemps sur la falaise surplombant la mer, tentant de retrouver ce bonheur qu’il avait ressenti à cette période bénie où sa femme s’occupait de leurs deux petits garçons dans une atmosphère calme et sereine.

Cependant, malgré tous ses efforts, l’ombre de la culpabilité ne l’avait pas quitté et l’avait empêché de retrouver au fond de lui cet amour et ce bonheur de façon pleine et totale. Malgré tout, il ne perdait pas espoir, de toute façon, il ne le pouvait pas, si cela arrivait, alors, il serait condamné et Hieran le savait.

Finalement, comme Cala lui avait proposé de l’aider également à résoudre son problème, il se rendit dans le royaume de l’Impératrice des elfes, appréhendant quand même un peu de retourner dans un endroit où il avait quelques souvenirs.

Avant d’entrer plus avant dans la forêt, Hieran fit arrêter Arod, son cheval, et contempla les arbres centenaires qui se trouvaient en face de lui. Il prit une profonde inspiration et pénétra dans le royaume de Cala.

Il plissa les yeux tellement l’ombre de la forêt était épaisse après le soleil éclatant des plaines. Il fit avancer tranquillement Arod, n’étant pas particulièrement pressé et ne sachant pas si Cala aurait du temps à lui accorder, vu ses obligations d’Impératrice.

Alors qu’il s’enfonçait dans la forêt, les oreilles d’Arod se dressèrent et le cheval s’arrêta, comme si un danger allait apparaître d’un instant à l’autre. Hieran rassura son cheval en murmurant des paroles réconfortantes et en flattant son encolure. Cependant, il fronça les sourcils et regarda d’un œil suspicieux les environs. Il tendit l’oreille mais rien ne se produisit.

Toujours sur ses gardes, il donna un léger coup des talons dans les flancs de son cheval qui se remit à marcher. C’est alors qu’il l’entendit : le rire d’un enfant, fugace comme le chant d’un rossignol. Le cœur de Hieran se mit à battre plus vite et il jeta un regard circulaire autour de lui à la recherche d’un enfant... ou de quelqu’un d’autre.

« Qui est là ?! »demanda-t-il d’une voix forte.

Mais personne ne lui répondit.

*Mon esprit me joue des tours...*pensa-t-il en secouant doucement la tête.

Il se remit en marche mais le rire se fit de nouveau entendre et Hieran fut sûr d’avoir aperçu la silhouette d’un petit garçon aux cheveux noirs s’enfuyant à travers les arbres.

« Papa ! Tu viens jouer ? Attrape-moi ! »fit la voix enfantine.

Hieran devint plus pâle que la mort elle-même : il avait reconnu la voix d’Avallach, son fils cadet. Aussitôt, il fit tourner bride à sa monture et se lança à la poursuite du garçon. Il l’entendait rire devant lui, l’appelant sans cesse, le mettant au défi de le rattraper.

« Avallach !! Attends !! »s’écria Hieran, le cœur battant à tout rompre.
*Ce n’est pas possible...*pensait-il sans pour autant cesser de poursuivre le fantôme de son fils.

Mais la forêt devenait de plus en plus dense et les vêtements de Hieran s’accrochaient aux branches basses des arbres alors que d’autres lui fouettaient le visage. Bientôt, Arod ne put plus avancer et Hieran sauta à bas de sa monture, dégainant son épée pour se frayer un passage. Le rire s’éloignait.

« Avallach !!! »cria-t-il, effrayé à la perspective de perdre sa trace.

C’est alors qu’il aboutit dans une clairière, des feuilles dans les cheveux, quelques égratignures sur le visage et ses habits déchirés par endroit. Mais il s’arrêta net, saisi devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux.

Sa femme Marwina se tenait assise au milieu de la clairière, ses longs cheveux noirs ondulant sous l’effet d’une brise légère. Elle chantait une douce berceuse à leurs deux fils, assis auprès d’elle, leurs têtes reposant dans le creux de ses bras. Avallach le brun, à sa droite, et Bedwyr, châtain comme son père, à sa gauche, fermaient doucement les yeux, l’air en paix.

Le cœur de Hieran semblait s’être arrêté de battre et il regardait comme tétanisé la vision qui s’offrait à lui. Marwina releva sa délicate tête et posa ses yeux violets sur Hieran, lui souriant de la plus douce des façons.

La vision disparut alors, laissant Hieran, les yeux emplis de larmes.




Plus tard, Hieran se trouvait dans cette même clairière, devant un feu qu’il avait allumé, la nuit étant tombée, Arod broutant non loin de lui. Les yeux perdus dans la contemplation des flammes, il fumait d’un air absent l’herbe à pipe qu’il avait acheté à Capustan quelques jours plus tôt...

Après un temps impossible à déterminer passé à révasser devant le feu, un voix se fit entendre en face de lui :
"Je te trouve en ces lieux bien songeur, Talith-Eael..."
Cala se tenait, assise en tailleur de l'autre coté du feu sans bouger, enroulée dans sa cape. Les flammes se reflétaient surses yeux étranges et lui donnaient un aspect encore plus iréel que d'habitude.

Hieran n'avait même pas entendu l'elfe s'approcher tant il était plongé dans ses pensées. Il releva lentement la tête pour observer la nouvelle venue. Celle ci reprit la parole d'une voix douce.

"Je sais ce que tu as vu, mon ami. Parfois les arbres montrent des choses aux visiteurs."
Elle marqua une pause.
"Sache que tu n'est pas le seul à porter leur deuil. Talith Laederon se souviens, je me souviens. Leurs âmes restent avec moi, tu n'est pas seul."
Elle tendit le bras dans le feu et les flammes dansèrent autour de sa main. Elle retira la main.
"Tu es triste, bien entendu, tu te demandes peut être s'il n'aurait pas mieux valu ne jamais rencontrer Marwina... Quelle est la raison profonde de ta venue ?"

Hieran écouta les paroles de Cala sans mot dire. Il baissa les yeux, un peu honteux que l'Impératrice ait deviné qu'il se demandait parfois s'il n'aurait pas été mieux que Marwina et lui ne se rencontrent jamais. Cependant, c'était la vérité. Souvent, Hieran se disait que si cela n'avait pas été le cas, jamais ils ne se seraient mariés et ne se seraient pas installés au bord de la mer... A l'heure actuelle, elle serait probablement encore en vie.

Il fut néanmoins sorti de ses pensées à la question de Cala. Il releva la tête, plongeant son regard dans celui de l'elfe, ne s'étonnant qu'à moitié qu'elle passe sa main dans le feu.

"J'étais venu vous voir."dit-il enfin.

Cilistalia perçut la réaction de Hieran. Elle choisit d'ignorer sa réponse verbale pour l'instant, préférent commenter la réponse que son attitude avait donné. Elle soupira.

"Le bonheur est une chose très étrange... tout le monde court après mais qui peut affirmer l'avoir trouvé ? Je veux dire, ce n'est pas une situation naturelle pour les mortels. Le mortel oscille irrémédiablement entre bonheur et malheur, il n'y a pas de justice, pas de récompense, pas d'équilibre. Seul vos propres ressources comptent... et en ça je vous envie presque, vous avez le potentiel de vous élever.... Sais-tu^pourquoi je t'ai demandé si tu aurais préféré ne jamais avoir rencontré ta femme, Talith Eael ? J'aurais voulu que tu y réfléchisse un instant. Peut être as tu perdu ceux qui t'étaient chers, mais leur souvenir et le bonheur qu'ils te proccuraient resteront à jamais avec toi... Ces paroles peuvent te paraitre futiles, mais je pense qu'il vaut mieux avoir connu le bonheur même pour un instant que d'érrer à jamais dans le noir. La flamme qui est en toi ne pourra jamais s'éteindre.... De plus, jamais ta femme n'a regreté sa décision ni sa rencontre avec toi... sois en certain. Je ne te demande pas de croire des suppositions, je le sais. Son âme le crie chaque jour, pense y. Il n'y a pas de justice mais Fenreirn n'aime pas les histoires qui restent en suspens.... C'est un dieu qui respecte les accomplissements...."

Hieran écouta Cala, les yeux regardant le feu qui brûlait, les sourcils légèrement froncés.

"Vous parlez comme Sthenn..."fit-il remarquer en se souvenant des propos du dragon.

Il ferma les yeux et prit une longue inspiration, tentant d'ouvrir son esprit et essayant d'entendre le cri de l'âme de sa femme, comme le suggérait Cala. Il ne savait pas vraiment pourquoi il faisait ça. Il avait eu une subite inspiration et ses sourcils se fronçaient de plus en plus sous l'effet de la concentration.

De longues minutes s'écoulèrent pendant lesquelles Hieran ne bougea pas d'un cil, à croire qu'il était enfermé dans une cage sous vide et qu'aucun air ne l'entourait.

C'est alors qu'il entendit : un léger son, le bruit d'une voix qui s'en va. Des gouttes de sueur perlèrent à son front pendant qu'il se concentrait davantage. Il l'entendit encore et reconnut la voix de sa femme. Mais elle était ténue, comme étouffée.

Finalement, Hieran rouvrit les yeux et regarda Cala. Son regard trahissait son étonnement, comme s'il n'arrivait pas à croire ce qu'il avait pourtant entendu. Mais une lueur de sérénité s'attardait dans ses yeux, preuve que son âme, elle, n'était pas aussi surprise que cela d'avoir entendu cette voix si familière.

Cala approuva de la tête.
"Son seul regret était que vous ne puissiez pas l'entendre... et je déteste les regrets. Vous êtes surprenant, Talith-Eael... votre premier essai est un succes... je n'en attendait pas moins de vous mais pas aussi vite. Interessant..."
Elle sembla écouter quelque chose.
"J'ignore ce que votre femme a l'intention de faire, si elle désire rester ou passer de l'autre coté, comme disent les humains... mais je peux vous proposer de vous aider à entrer plus directement en contact avec elle. Si vous le voulez, bien sûr. Une fois établi, le contact sera plus facile à retrouver...."
Encore une pause, elle fronça les sourcils.
"Oh... je vois.... Je dois vous dire que vos fils on fait certains choix... je ne crois pas que vous puissiez leur parler, ils ont choisi de continuer. Leurs âmes ont d'autres responsabilités à présent... peut être devriez vous en parler avec votre femme...."

Hieran approuva simplement par un hochement de tête. A vrai dire, il était un peu perdu, ne comprenant pas vraiment ce qui se passait et les paroles de Cala finirent de le troubler.

"Vous... vous pourriez faire ça ?..."demanda-t-il, un peu inutilement.

Il se reprit cependant et dit :"Eh bien... oui, je veux bien essayer..."

Il se demanda comment tout cela allait se passer, ce qu'il devait faire et si cela allait vraiment marcher... Il commençait à être anxieux, ses mains devenaient moites à l'idée de pouvoir entendre et parler à Marwina.

Cala hocha la tête.

"Qu'il en soit ainsi. Approchez vous. Oh non restez tranquille, allongez vous au sol confortablement, ça sera plus facile et plus sûr."

"Voila, comme ça c'est très bien"

Elle se rapprocha du guerrier allongé et encore incertain et se plaça à genoux près de sa tête puis se pencha au dessus de lui en murmurant des paroles en elfiques que le guerrier ne comprenaient pas.
elle dit soudain quelque chose que Hieran comprit.
"Surtout, n'ayez pas peur de ce que vous verrez, il n'y a aucun danger."

Elle releva alors brusquement la tête, faisant voler ses longs cheveux... et flanqua une giffle monumentale au guerrier.

Hieran n'eut pourtant pas le temps d'être surpris : il fut soudain projeté hors de son corps et se retrouva debout au milieu de la clairière, un peu fantomatique à présent.... Sa joue le faisait souffrir mais il oublia presque la douleur en voyant la grande créature lupine dotée d'ailes et d'une longue chevelure blanche qui se tenait debout devant lui et le maintenait debout d'une main (patte ?) ferme. La créature était feminine et lui parla à son plus grand étonnement. Son visage de loup produisant les sons à la fois incongrus et familiers :

"Voila, vous y êtes... elle ne va pas tarder, je vous laisse seuls, vous avez beaucoup à vous dire je suis sûre."

Elle (?) le gratifia d'un étrange sourire, mélange de sourire humain et de mimique animale puis s'enfonça dans les buissons sans un bruit.

Hieran se sentit brusquement léger après avoir reçu la claque monumentale de Cala. Il allait se plaindre lorsqu'il vit son propre corps allongé dans l'herbe, les yeux clos et la respiration plus lente, comme s'il dormait.

Mais là encore il n'eut pas le temps de dire quoi que ce soit qu'une créature étrange lui parla. Il se demanda un instant s'il s'agissait de Cala mais il n'eut pas l'occasion de le lui demander qu'elle était déjà partie.

Il se retrouvait à présent seul dans la clairière et jeta un regard circulaire autour de lui. Ses yeux se posèrent alors sur une forme relativement floue. Il n'aurait su dire ce que c'était. Il plissa les yeux et la forme devint plus consistante. Ses yeux s'arrondirent alors de surprise car c'était Marwina qui se tenait en face de lui, un sourire doux sur les lèvres. Ses habits semblaient être constitués d'une douce lumière et une agréable chaleur se dégageait de son être.

Hieran resta interdit, les yeux ronds, il ne put faire aucun geste ni dire aucun mot. Marwina s'approcha alors de lui, flottant plus que marchant. Lorsqu'elle fut tout près de lui, sa main effleura le visage de son bien-aimé et Hieran sentit son âme frissoner à ce contact qu'il connaissait si bien mais qui ne faisait plus partie que de ses rêves.

Hieran sourit à son tour, l'air serein et en aucune manière peiné. Il prit le visage délicat de sa femme et l'embrassa longuement. Puis, il s'écarta d'elle et dit :"Pardonne-moi de..."

Mais Marwina le fit taire en posant un doigt sur ses lèvres.

"Tu n'as pas à t'excuser... tout le monde peut douter."dit-elle de sa voix cristalline.

Il la serra contre son coeur pendant plusieurs minutes avant de demander :"Et les garçons ?..."

"Ils sont passés de l'autre côté... Ils étaient si jeunes."dit-elle d'une voix douce.


Rien de plus ne fut dit et Hieran se réveilla doucement comme d'un doux rêve. Il regarda Cala, penchée toujours sur lui et sourit, ses yeux brillant d'une nouvelle flamme.

Cala était partagée entre la joie de voir l'espoir et la sérénité à nouveau briller dans les yeux de Hieran et la mélancolie que la situation lui inspirait. Elle soupira. Non seulement faire passer une âme dans le monde spirituel était fatiguant, (ce qui l'avait toujours ennuyée vu qu'elle résidait elle même à mi chemin des deux mondes : pourquoi etait ce si difficile ?) mais elle avait la sensation d'une tâche encore à moitié effectuée. Pour une raison qu'elle ne parvenait pas à cerner, ou à s'avouer, elle n'était pas tranquille.
Elle chassa ces pensées maussades pour s'interesser à l'humain encore muet qui était couché au sol devant elle.


"Alors ? je vois que ça s'est bien passé. Vous a t elle informé pour vos fils ? A-t-elle pris une décision ?"

Hieran se redressa et s'assit en tailleur devant Cala. Il lui sourit avant de répondre, d'une voix où transparaissait enfin la paix :"Oui. Elle m'a dit que nos fils étaient passés de l'autre côté. Apparemment, ils y sont en paix. Quant à elle... elle a décidé de rester. Elle m'a dit qu'elle resterait tant qu'elle ne sentirait pas que je n'ai plus besoin d'elle."avoua-t-il.

Il détourna les yeux et son sourire s'effaça un instant. Puis, il ajouta :"Peut-être est-ce égoïste de ma part mais je suis heureux de sa décision. La savoir à mes côtés, quand bien même elle n'est pas réellement là, m'apaise."

Il releva la tête et s'aperçut alors de l'air las de l'Impératrice. Il fronça les sourcils :"Tout va bien ?... Vous n'avez pas l'air très en forme..."demanda-t-il, l'air inquiet.

Visiblement, Marwina n'avait pas été très précise sur ce qu'avaient décidé les enfants de Hieran... Sans pouvoir décider si c'était un bien ou un mal, Cala ne se permit pas de donner plus d'informations qu'il n'était nécessaire, ça ne servirait à rien. Ce qui la genait plus était la décision de rester auprès de son mari de Marwina. Bien entendu, certaines âmes ne passaient pas tout de suite de l'autre coté, certaines s'attardaient même longtemps sur ce plan d'existance... mais d'après son expérience, ça ne menait que rarement à une fin heureuse. Bien sûr, il arrivait que les choses tournent très bie, elle l'avait vu une ou deux fois elle même, mais outre les âmes qu'elle même portait (et elle essayait de réduire ce nombre autant que possible), seuls des esprits tourmentés restaient près des humains.... pour le malheur des deux parties.
Cala avait espéré que Marwina déciderait d'elle même de quitter ce monde. La situation se conpliquait.
Elle repoussa ces nouveaux problèmes, se forçant à croire que ces histoires concernaient dorénavant uniquement Hieran qui avait l'air heureux. Elle espérait que ce bonheur était réel et qu'ils n'auraient pas à regretter, ni l'un ni l'autre. Elle se retint de poser des questions ou de questionner les choix de Hieran et de Marwina.
Nouveau soupir.
"Ne vous inquiétez pas, c'est juste la fatigue, rien de grave. J'espere que vous etes heureux à présent. Mais vous etiez venus pour une raison précise, il me semble.... êtes vous en état pour que nous en parlions ?"
Ces dernieres paroles étaient plus ironiques et désabusées que l'Impératrice ne l'aurait voulu et elle se les reprocha aussitôt. Son coté cynique remontait quand il ne fallait pas....

Bien que Cala fut une elfe, donc assez habile dans l'art de ne pas montrer ses sentiments, Hieran avait suffisamment passé de temps auprès de ses êtres pour s'apercevoir de leur changement d'humeur. Qui plus est, Cala était fatiguée, laissant plus facilement deviner ses états d'âme et ses paroles ne firent que la trahir davantage.

Ignorant la question de l'Impératrice, Hieran demanda, les sourcils froncés :"Je vois bien que quelque chose ne vous convient pas... Pourquoi ne le dites-vous pas ?"

Cela le peinait de voir que Cala tentait de lui dissimuler quelque chose, qu'elle n'était pas entièrement franche avec lui. Il ne comprenait pas cette attitude réservée alors que quelques temps plus tôt, il s'était senti proche d'elle.

L'Impératrice dut fournir un effort conscient pour se retenir de se mordre la lèvre. Le tour que prennait cette discussion ne lui plaisait pas vraiment. Elle aurait aimé recentrer le débat sur Hieran lui même, ce qui était la raison première de cette entrevue.

"Mais non je vous assure que tout va bien, j'ai juste été surprise par la décision de Marwina."

Elle s'autorisa à puiser un peu dans l'énergie qui l'entourait pour reconstituer ses propres réserves.
"Vous voyez je me sens déjà mieux, n'en parlons plus, si vous le voulez bien."

Encore une fois, son gout pour le spectacle et le mélodrame menaçait de lui causer des ennuis mineurs... il faudrait vraiment qu'elle apprenne à retenir certaines paroles... Cela aurait peut être évité que Hieran s'attarde avec tant d'entêtement sur ce sujet précis par exemple.

Cependant, Hieran n'était pas du genre à lâcher si facilement le morceau. Et puis, les paroles de Cala, sans qu'elle le veuille, eurent un effet néfaste, en effet, il interprétait la remarque de l'Impératrice comme le fait que Marwina n'aurait pas dû faire le choix de rester et par extenso, il estimait que c'était de sa faute si elle n'acceptait pas de passer de l'autre côté... autrement dit, comme il le craignait, il pensait avoir agi en égoïste...

"Vous pensez qu'elle aurait dû passer de l'autre côté... que c'est moi qui la retient en ne faisant pas l'effort de faire le deuil de sa mort, n'est-ce pas ?"dit-il d'une voix sombre et les yeux baissés.

C'était ce que lui-même pensait, alors, il ne lui aurait pas paru surprenant que l'Impératrice pense de même...

Cala sentait l'impatience monter en elle. Les humains étaient fascinants et on oubliait trop souvent qu'ils étaient aussi particulierement frustrants et têtus.
Elle prit une inspiration pour rester calme et déclara :

"Je ne suis pas là pour juger. Il arrive que des âmes choisissent de rester mais personne ne peut choisir à leur place. Moi moins que quiconque. Je lui fais confiance même si sa décision me surprend. Elle veut agir pour le mieux. C'est son choix et vous devriez l'accepter pour tel, si je puis me permettre."

"Ne vous inquietez pas, ce n'est pas un choix définitif, elle peut passer quand elle le désire..." ajouta-t-elle, se méprennant sur les préoccupations du guerrier...

Hieran releva la tête et adressa un sourire triste à Cala. Il percevait de l'impatience chez elle et estima qu'il avait suffisamment abusé de son temps et de son hospitalité. Ne souhaitant pas l'ennuyer davantage, il se releva et dit :"Pardonnez-moi pour le dérangement, je ne voulais pas vous ennuyer."

Lui aussi se méprenait sur les véritables pensées de l'Impératrice mais... comment aurait-il imaginer les sentiments qui affectaient réellement l'elfe ? Tout ce qu'il percevait, c'était de la contrariété.

Néanmoins, il voulut la rassurer :"J'accepte son choix... je suis heureux qu'elle ait fait ce choix même si je doute que ce soit la meilleure solution pour elle. Je sais qu'elle décidera de partir un jour... et je sais qu'elle le fera si elle sent que je suis prêt, c'est donc à moi de faire un effort."dit-il à voix basse.

Cala lui jeta un regard suspicieux, les sourcils froncés pendant un instant puis se détendit et sourit à nouveau.
"Ne vous faites pas de soucis, elle saura choisir."
Elle rajusta sa longue chevelure et déclara :
"Bien, à présent nous pouvons passer aux choses sérieuses, qu'en dites vous ?"

Hieran resta indécis pendant quelques instants. Il s'était apprêté à partir, mais, apparemment, Cala ne l'entendait pas de cette oreille. Finalement, il décida de se rasseoir, en tailleur face à l'Impératrice et dit simplement :"Je suis d'accord..."

Il attendit alors les instructions de l'elfe.

Cala changea légèrement de position pour plus de confort.
"Tout d'abord j'aimerai savoir comment vous vous sentez exactement. Soyez très précis. Parlez moi aussi bien de ce que vous éprouvez à l'instant, que de vos impressions concernant votre probleme particulier ainsi que vos moyens actuels de défense et si vous mettez en pratique des conseils du dragon Sthenn, s'il vous plait. J'ai conscience que je demande quelque chose de difficile mais il faut que vous me fassiez confiance au moins sur ce point."
Elle semblait sérieuse mais parlait avec douceur en même temps qu'autorité.

Hieran prit une profonde inspiration et ferma les yeux pour se concentrer et indiquer clairement à Cala les éléments qu'elle lui avait demandés. Malgré la légère contrariété qu'il éprouvait, résultant de son incapacité à définir clairement ce que pouvait penser Cala, il sentait au fond de lui un profond calme qu'il n'avait pas ressenti depuis longtemps.

Les yeux toujours fermés, il répondit :"Je me sens très calme... je n'avais pas éprouvé cette sensation depuis bien longtemps."avoua-t-il.

Puis, il rouvrit les yeux et ancra son regard doré dans les yeux de l'Impératrice.

"Quant à ma manière d'aborder mon problème... c'est assez difficile à décrire... disons que j'alterne les phases de profond dégoût pour mon ancêtre, de colère aussi, d'incompréhension et parfois d'abattement..."dit-il, l'air songeur.

Mais se rendant compte que ce qu'il disait n'était pas très réjouissant, il ajouta vivement :"Mais je ne suis pas toujours à me morfondre sur mon sort !"

*Enfin, je ne crois pas... si ?!*se demanda-t-il, soudain perplexe.

Il chassa rapidement cette pensée et conclut :"Quant à un quelconque moyen de défense... je n'en ai pas à proprement parler... car le doute n'en est pas un : mon propre père doutait et cela ne l'a pas sauvé... En ce qui concerne Sthenn, il m'a conseillé la même chose que vous... ou du moins, il m'a parlé d'une chose similaire : l'amour comme remède."dit-il en souriant doucement.

Cala soupira et fera les yeux un moment. Visiblement, la conversation allait être plus longue que prévu... et surtout plus compliquée. Les humains étaient fascinants mais aussi terriblement frustrants, pensa-t-elle pour la septième fois au moins de la journée.
Elle reprit la parole.
"Je crois que je vais devoir être plus claire.... Tout d'abord clarifions une chose... Je ne prône pas l'amour comme remède, comme vous dites. J'ai déjà trop souvent vu qu'on obtenait le résultat opposé aux prévisions par ce biais. Je laisse ces belles notions bien-pensantes à certains des plus niais de mes congénères et aux prétresses de Lithina... Non, restons sérieux... Utiliser l'amour comme un remède est la pire des erreurs à faire. Pire encore c'est contre nature."
Elle secoua la tête.
"Soyons clairs, si je vous ai aidé à revoir votre femme, c'est uniquement pour votre relation. Ca n'a rien à voir avec votre autre problème. Elle ne passait pas de l'autre côté, vous vouliez la revoir. Un point c'est tout."
Cala marqua une longue pause pour que Hieran prenne le temps d'y réfléchir. Elle ne tenait pas particulièrement à le bousculer mais elle était contrariée et quelque peu exédée, ce qui l'empèchait de maintenir la sérénité et la retenue qu'on attendait de la part d'un elfe habituellement. D'ailleurs le premier qui voudrait lui en faire la remarque le regreterait amèrement, elle n'avait plus le temps pour ces sottises...

Hieran baissa la tête aux paroles de l'Impératrice, il se faisait l'image d'un petit garçon capricieux. Cependant, il était troublant d'entendre ces propos alors que quelques temps auparavant, Sthenn lui avait dit tout le contraire.

Il réfléchit un instant et releva la tête, plongeant son regard dans celui de l'elfe :"Alors, quelles sont les solutions que vous me proposez ?... et je vous en prie... épargnez-moi le continuel 'la réponse est en vous'... je l'ai entendue beaucoup trop de fois."dit-il d'une voix ferme.

Cala fut prise d'un fou rire aussi bref qu'intense. La mine dépitée de Hieran et ses paroles étaient irrésistibles. A présent plus détendue elle répondit ainsi :

"Non rassurez vous, si je voulais vous parler par énigmes ou utiliser des images floues comme certains prétendus sages j'aurais plutôt dit ... 'Le courage de la goutte d'eau, c'est qu'elle ose tomber dans le désert'...
Vous pouvez y réfléchir si vous voulez mais je vous donnerai un racourci. Selon moi, répondre au problème qui vous occupe, à savoir la possession démoniaque, il vous faut vous rendre compte de ce qui fait votre âme humaine. Après tout, la réponse est bel et bien en vous..."
Elle fit un clin d'oeil au guerrier avant de poursuivre.
"En réalité, c'est dans la différence entre la nature démoniaque et la nature humaine que réside le secret... Pouvez vous me dire de quoi je parle ?"

Hieran fut interloqué par le rire de Cala. Il n'avait pas du tout été dans ses intentions de provoquer un tel fou rire chez l'Impératrice, au contraire, il avait été on ne peut plus sérieux. Lorsqu'elle fut calmée et prit la parole, il se concentra sur ce qu'elle disait, les sourcils légèrement froncés car il tentait de se ressaisir...

Il apprécia la citation qu'elle fit, quand bien même elle ne lui semblait pas vraiment d'un grand secours à cet instant précis... Lorsqu'elle lui demanda ce qui différenciait la nature démoniaque de la nature humaine, la première réponse à laquelle il pensa était que les démons souhaitaient faire le mal et ne vivaient que pour ça. Il le lui dit et ajouta :"C'est ce qui me paraît être le point essentiel... mais je passe peut-être à côté de l'essentiel."

Il fixa le regard de l'elfe dans l'espoir de savoir si sa réponse la satisfaisait ou non mais elle était passée maître, lorsqu'elle le voulait, dans la dissimulation des pensées et il dut s'armer de toute sa volonté pour ne pas fléchir devant son regard qui, pourtant aveugle, paraissait aussi perçant que les yeux de Ziriû...